Le passage d’Évangile que nous venons d’entendre se situe dans un contexte compliqué pour Jésus. Il y a eu ce conflit avec les Pharisiens et les partisans d’Hérode à propos de l’impôt à payer à César ; il y a eu également le piège des Sadducéens à propos de la foi en la résurrection.
Le passage d’aujourd’hui est donc une sorte d’oasis de paix. Voilà qu’un scribe s’avance seul, comme Nicodème l’avait fait quelques mois auparavant. C’est l’occasion d’un dialogue qui peut aller au fond des choses. L’intention de ce docteur de la Loi est pure, sa question est sincère ; et, aux dires de Jésus, sa remarque est judicieuse.
Nous le voyons, tout porte sur un sujet capital pour l’homme religieux — et le scribe veut en être le modèle — : le cœur de la Loi.
Je voudrais ce matin m’arrêter sur quelque chose de bizarre, de paradoxal à propos de cette Loi. Au cœur de la loi divine, il y a un commandement qui oblige d’aimer, d’aimer du fond du cœur. Aimer un Dieu qu’on ne voit pas, de tout son cœur, de toute sa force et de toute son intelligence. Aimer aussi un prochain qu’on n’a pas choisi, avec lequel on n’a peut-être pas envie d’aller en vacances, mais qu’il faut l’aimer comme soi-même.
Comment le cœur de l’homme peut-il être l’objet d’une telle contrainte ? Nous n’aimons pas obéir et nous aimons encore moins, nous les enfants de mai 68, qu’on nous oblige à quelques sentiments. Dieu a-t-il le droit de s’immiscer aussi profondément en nous ? Et, in fine, nous pouvons nous demander si un amour qui est l’objet d’une commande peut jamais être sincère et authentique…
Vous savez combien j’aime mettre en évidence les paradoxes de l’Écriture. Celui que je viens d’évoquer est difficile à résoudre. Nous n’allons pas l’aborder de front, mais simplement réfléchir aux conséquences de ce lien que fait Jésus entre la Loi et l’amour.
Tout d’abord, il faut reconnaître que ce n’est pas n’importe quel genre d’amour qui est visé ici. Ce n’est certainement pas l’amour spontané, celui qui nous dirige sans faire d’effort vers tout ce qui brille… La Loi ne veut pas d’un amour capricieux ! D’un amour qui veut, puis qui ne veut plus quelques instants après. Elle veut un amour qui devra être une orientation pour toute notre existence, un style de comportement, une manière d’être. Un amour que nous aurons voulu inscrire en nous ; un amour qui ne se sera pas laissé leurrer par ce qui éblouit. Ce sera un amour qui en fait ressemble à celui que Dieu nous porte, car Dieu nous aime alors que nos vies sont quelquefois si ternes, si médiocres.
Ensuite, si cet amour qui nous est commandé doit ressembler à l’amour que Dieu a pour nous, alors la foi va nous aider à le vivre et à le mettre en pratique. La foi en effet nous relie à Dieu ; elle nous y relie directement ; elle nous le fait connaître. Et il est plus facile d’aimer un Dieu que l’on connaît, dont on voit l’action bienfaisante dans l’histoire, plutôt qu’un Dieu qu’on ne connaît pas.
La foi nous aidera également à voir dans le prochain un frère pour lequel le Christ est mort. Même pécheur, celui-ci garde toute sa dignité. Car le Christ est mort pour nous alors que nous étions encore pécheurs, dit saint Paul. Et l’Apôtre d’y voir là la preuve irréfutable que Dieu nous aime.
Cela veut dire que l’amour du prochain sera un amour de compassion et d’empathie, un amour qui accueille et qui discerne la pauvreté de l’autre ; un amour qui peut saisir l’intériorité de l’autre, qui s’en émeut et qui la respecte.
Cet amour se laissera guider par cette règle d’or que nous trouvons dans l’Évangile selon saint Matthieu et que Jésus exprime ainsi : tout ce que vous voudriez que les autres fassent pour vous, faites-le de même, vous aussi, pour eux. Cette règle, frères et sœurs, est parfaitement juste, rationnelle et, dit le catéchisme, toujours valable. Nous pouvons l’appliquer en toute circonstance. Ainsi, la dernière caractéristique de l’amour, celui qui nous est demandé, sera d’être un amour réfléchi.
Au début de ce petit mot, je vous ai signalé le contexte polémique dans lequel se situe le passage d’Évangile que nous venons d’entendre. Nous sommes en effet à l’avant-veille de la Passion. Mais c’est aussi à ce moment-là que Jésus fait cette confidence au sujet de lui-même : « Il faut que le monde sache que j’aime le Père et que je fais comme le Père m’a commandé. » (Jn 14,31). L’amour et le commandement sont en parfaite harmonie dans la vie de Jésus ! Que la contemplation de cette lumineuse harmonie dilate notre cœur. Qu’elle nous rende joyeux pour courir dans la voie de ses commandements !
Comments